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21 janvier 2009

Halte aux tortionnaires ! Human Rights Watch interpelle la junte guinéenne

« Human Rights Watch a reçu des informations crédibles sur la présence au sein du CNDD d'officiers militaires qui ont été liés à de graves violations de droits et à des crimes, dont la torture. Compte tenu de ces préoccupations, nous vous prions d'examiner minutieusement les dossiers de ceux qui occupent une place actuellement au sein du Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD) et du nouveau gouvernement » a indiqué Corinne Dufka, directrice de projet pour l’Afrique de l’Ouest de l'Ong Human Rights Watch dans une lettre (du 21 janvier 2009, voir ci-dessous) ouverte adressée au Capitaine Moussa Dadis Camara , président du Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD, junte), qui s'est autoproclamé Président de la république au lendemain de l'annonce officielle de la mort du Général Lansana Conté le 22 décembre 2008. Corinne demande aux nouvelles autorités guinéennes de poursuivre les enquêtes sur les assassinats de 137 guinéens en janvier et février 2007 lors des grèves qui avaient secoué le pouvoir du défunt président guinéen, Général Lansana Conté.

Lettre au leader du coup d’État guinéen sur la nécessité de tenir des élections et de mettre fin à l’impunité.

21 Janvier 2009

Capitaine Moussa Dadis Camara
Président du Conseil national pour la démocratie et le développement
République de Guinée

Mon Capitaine,

Human Rights Watch est l'une des principales organisations internationales indépendantes de défense des droits humains. Nous vous écrivons aujourd'hui pour vous enjoindre de prendre des mesures concrètes et significatives pour résoudre la crise constitutionnelle survenue à la suite du récent décès du Président Lansana Conté, et aborder certains problèmes chroniques en matière de droits humains et aux faiblesses correspondantes de l'Etat de droit qui ont caractérisé son administration durant 24 années.

En votre qualité de président du Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD), l'amélioration de la réputation de la Guinée en matière de droits humains devrait selon nous figurer parmi les toutes premières priorités de votre gouvernement. Nous vous recommandons donc de démontrer vos qualités de dirigeant en vous attaquant à plusieurs problèmes très urgents. Par rapport à la crise constitutionnelle, nous vous demandons de :
Faire respecter le droit de tous les Guinéens de choisir leurs représentants dans le cadre d'élections parlementaires et présidentielle libres, équitables et transparentes dès que possible.
Abroger l'interdiction de toute activité politique et syndicale, imposée par le CNDD le 23 décembre 2008.
Accepter un contrôle international adéquat des élections.
En ce qui concerne la longue période d'impunité et de crise de l'Etat de droit, nous vous appelons à vous engager sans équivoque à respecter les droits humains fondamentaux de tous les Guinéens et de :

. Garantir que la Commission d'enquête indépendante, créée pour enquêter sur l'assassinat d'au moins 137 manifestants non armés par des forces de sécurité pendant la grève de janvier et de février 2007, soit financée et opérationnelle dès que possible.
. Garantir que l'Observatoire national pour la démocratie et les droits de l'homme, mandaté pour enquêter sur les violations des droits humains et de mener des initiatives d'éducation des droits humains, soit entièrement opérationnel et financé, et autorisé à fonctionner indépendamment.
. Garantir une enquête approfondie sur tous les membres du CNDD et du gouvernement récemment nommé, concernant leur éventuelle participation à des violations de droits humains, à des actes de corruption, ou à d'autres crimes graves, et s'assurer qu'ils sont tenus responsables pour tout crime qu'ils auraient commis, conformément aux normes internationales de procès équitables.

Élections parlementaires et présidentielle

Human Rights Watch se réjouit de votre engagement à organiser des élections avant la fin de l'année 2009, et vous demande ainsi qu'à votre gouvernement de prendre des mesures concrètes afin de garantir leur tenue dès que possible. Le droit de tous les Guinéens de participer aux affaires publiques et d'élire librement leurs représentants est garanti par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par la Guinée le 24 janvier 1978. Comme vous le savez, l'ajournement des élections parlementaires, prévues initialement pour juin 2007, est une violation sérieuse de ce droit. Des mesures concrètes pour l'organisation d'élections parlementaires, qui auraient dû être tenues il y a longtemps, ainsi que de l'élection présidentielle charnière, constitueraient un grand pas en avant vers le rétablissement de la confiance et du financement des bailleurs de fonds, nécessaires à la préparation satisfaisante des élections. Nous vous demandons aussi d'abroger l'interdiction de toute activité politique et syndicale imposée par le CNDD peu après sa prise de pouvoir le 23 décembre 2008.

Des observateurs nationaux et internationaux d'élections ont régulièrement exprimé leurs inquiétudes à l'égard des élections en Guinée dans le passé, remarquant que les élections de 1993, 1998 et 2003 étaient entachées par des ajournements, des boycotts par les partis de l'opposition, des accusations de fraude, d'intimidation et de violence par l'Etat. Votre gouvernement doit prendre des mesures concrètes et importantes pour assurer que toute élection à venir marque un éloignement avec les problèmes qui ont entaché les élections passées. Les dernières décennies de vie politique en Guinée ont été caractérisées par une influence militaire importante et inappropriée sur les affaires de l'Etat, et le décès de l'ancien Président Conté fournit une opportunité de retourner à un gouvernement civil, responsable vis-à-vis du peuple guinéen. Nous saluons votre engagement à rendre le pouvoir à un gouvernement civil élu de façon équitable et nous vous demandons de garantir l'impartialité des élections, y compris en acceptant la présence d'observateurs internationaux d'élections.

Un Etat de droit affaibli et l'impunité liée aux violations

Depuis 2006, Human Rights Watch effectue des recherches approfondies sur diverses violations de droits humains en Guinée, y compris la torture, les exécutions extrajudiciaires, l'extorsion de fonds répandue dont font l'objet les citoyens, ainsi que d'autres graves violations commises essentiellement par des membres des forces de sécurité. Les auteurs de ces abus ont profité d'une immunité quasi totale. Au-delà de ces violations, le système judiciaire qui est en proie à des carences comme le manque d'indépendance du pouvoir exécutif, l'insuffisance des ressources, la corruption ainsi que la formation inadéquate des juges et d'autres employés, a laissé les Guinéens avec un maigre espoir de réparations. Nous prions votre gouvernement de commencer à aborder cette crise de la façon suivante.

1. La commission d'enquête relative aux abus liés à la grève

Presque deux ans après la répression par les forces de sécurité d'une grève nationale contre la détérioration de la situation économique et la mauvaise gouvernance où 137 personnes ont perdu leurs vies et plus de 1700 personnes ont été blessées, il n'y a pas eu d'avancée significative dans l'enquête et encore moins dans les poursuites judiciaires contre les responsables des abus.

En avril 2007, Human Rights Watch a publié un rapport sur les violations de droits humains commises pendant la grève de janvier et février 2007, intitulé: « Mourir pour le changement: Les forces de sécurité guinéennes répondent par la brutalité et la répression à une grève générale ». Le rapport fournit un compte-rendu détaillé des violations généralisées des droits humains, commis par les membres des forces de sécurité, en particulier de la garde présidentielle, qui ont tiré directement dans la foule des manifestants non armés et ont perpétré d'autres graves exactions y compris le viol, l'agression et le vol.

En mai 2007, l'Assemblée Nationale a adopté une loi mettant en place une commission indépendante chargée d'enquêter sur les violences, et en septembre 2007, 19 membres de la commission ont prêté serment. Malheureusement, la commission n'a jamais reçu le financement ni le soutien logistique suffisant du gouvernement et le mandat de la commission a expiré le 7 janvier 2009 sans que la commission ait pu mener une enquête ou produire un rapport.

Ce manque apparent de volonté politique du gouvernement précédent de traduire en justice les auteurs de crimes, ou de rendre justice d'une autre façon aux victimes des violations sérieuses commises pendant la grève de janvier et février 2007, inquiète profondément Human Rights Watch. Ce manque contribue à une pratique dangereuse d'impunité, qui, à son tour, a des conséquences négatives pour la population guinéenne. La répression violente des manifestations en octobre et novembre 2008, pendant laquelle au moins cinq manifestants non armés ont trouvé la mort et 40 autres ont été blessés, renforce cette inquiétude.

La Guinée a l'obligation selon le droit international de mener une enquête approfondie et indépendante sur les violations de droits humains perpétrées par les forces de sécurité et autres, suivie de poursuites judiciaires contre les personnes contre qui des preuves sont réunies, conformément aux normes internationales. Ces poursuites devraient inclure les personnes dans des positions d'autorité, celles qui donnaient les ordres ou celles qui étaient dans une position d'empêcher les abus mais qui ne l'ont pas fait.

Nous vous demandons de relancer et de prolonger immédiatement le mandat de cette commission d'enquête et d'assurer son indépendance suffisante, la protection de ses membres et des témoins, et d'offrir les garanties de financement pour qu'elle entame son travail immédiatement et le finisse équitablement et rapidement.

Des poursuites judiciaires indépendantes et conduites de manière professionnelle contre les auteurs des abus commis en janvier et février 2007 seraient une contribution importante à la lutte contre l'impunité. Nous vous implorons de saisir cette occasion sans délai.

2. L'Observatoire national de la démocratie et des droits de l'homme

En juin 2008, le Premier ministre de l'époque, Ahmed Tidiane Souaré, a créé l'Observatoire national de la démocratie et des droits de l'homme (ONDH), mis en place pour enquêter et rapporter sur les violations de droits humains, mener des initiatives d'éducation sur les droits humains, essentiellement au sein des forces de sécurité, et conseiller le gouvernement sur des sujets liés aux droits humains et au droit humanitaire. A la fin de 2008, l'ONDH a mené quelques investigations mais n'est pas encore entièrement opérationnel dû à des problèmes de financement.

Alors que la Guinée traverse une période d'incertitude politique et constitutionnelle, une institution nationale des droits humains dédiée à la surveillance et à la de ion des violations de droits humains, dont celles liées aux élections, est indispensable. Cette institution sera aussi essentielle dans l'enquête sur les problèmes chroniques tels que la maltraitance des suspects, le mauvais état des prisons, et les abus liés au travail, au trafic et au mauvais traitement des enfants. Une telle institution devrait être mise en place conformément aux normes internationales relatives à ces organismes, y compris les Principes de Paris des Nations Unies.

Human Rights Watch estime que l'ONDH peut apporter une contribution importante à la résolution des problèmes imminents et chroniques de l'Etat de droit auxquels la Guinée fait face aujourd'hui. Nous demandons à votre gouvernement d'assurer le soutien financier et logistique de l'Observatoire et de lui permettre de fonctionner indépendamment. Votre soutien déclaré à l'ONDH est une des mesures importantes par lesquelles votre gouvernement peut montrer son soutien à la protection et à la promotion des droits humains.

3. La vérification et la conduite des membres du CNDD

Human Rights Watch a reçu des informations crédibles sur la présence au sein de la CNDD d'officiers militaires qui ont été liés à de graves violations de droits et à des crimes, dont la torture. Compte tenu de ces préoccupations, nous vous prions d'examiner minutieusement les dossiers de ceux qui occupent une place actuellement au sein du CNDD et du nouveau gouvernement. Tout individu contre qui des preuves existent, sur sa participation dans le passé à des violations de droits humains, à des actes de corruption, ou à d'autres crimes graves, doit être poursuivi en justice conformément aux normes internationales relatives aux procès équitables.

Nous faisons aussi part de notre inquiétude au sujet d'une vingtaine de militaires et d'officiers civils haut placés au sein du gouvernement précédent. Nous avons appris que ces hommes, arrêtés autour du 3 janvier 2009, sont détenus au camp militaire Alpha Yaya Diallo. Une enquête formelle doit être menée sur ceux d'entre eux qui sont toujours détenus. Ils doivent être inculpés ou libérés si aucune inculpation n'a lieu dans un délai qui respecte les principes de jugement en bonne et due forme.

Conclusion

Le gouvernement guinéen a une obligation juridique sous divers traités internationaux et africains relatifs aux droits humains, dont le Pacte internationale relatif aux droits civils et politiques ainsi que la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, qui lui imposent le respect du droit à la vie, à l'intégrité physique, à la liberté et à la sécurité de la personne, ainsi que le respect de la liberté d'expression, d'association et de réunion.

Human Rights Watch vous conseille vivement de réitérer publiquement votre attachement à ces obligations légales, et d'exiger de tout représentant du gouvernement guinéen de les respecter. Enfin, nous vous demandons de garantir la tenue d'élections dès que possible, conformément aux normes internationales, et le respect des résultats de ces élections.

L'avenir politique de la Guinée est en jeu. Nous espérons que vos actions et celles de votre gouvernement mèneront aux améliorations essentielles des problèmes chroniques qui ont ébranlé les droits civils, politiques, sociaux et économiques de la population guinéenne pendant des années. Human Rights Watch se tient à votre disposition pour soutenir les efforts de votre gouvernement visant à renforcer l'Etat de droit et à garantir que les auteurs de violations des droits humains seront tenus pour responsables.

Veuillez agréer, Mon Capitaine, l'expression de mes salutations distinguées.

Corinne Dufka
Directrice de projet pour l'Afrique de l'Ouest
Human Rights Watch


CC :
. M. Kabiné Komara, Premier ministre de la République de Guinée
. Dr. Mohmed Ibn Chambas, Président de la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO)
. M. Ramtane Lamamra, Commissaire à la paix et la sécurité de l'Union africaine
. M. Said Djinnit, Représentant spécial du Secrétaire Général des Nations Unies pour l'Afrique de l'Ouest